Utomag N°26 Le talon de Magali

Le talon de Magali

Par les Utomagiens

D’aucuns diraient que ses chaussures n’étaient pas assorties ; mais pour elle, c’était évident qu’elles l’étaient. Assorties on ne peut mieux. Dans les formes et les couleurs qui parcouraient tous les possibles sans jamais en atteindre aucun, elle trouvait ses chaussures terrrriblement bien assorties.

Au petit matin Magali avait à nouveau loupé son réveil et elle oublia cette histoire de chaussures. Elle s’habilla en deux-deux, empoigna son sac, s’élança dans la rue comme une dératée et, voyant le bus, piqua un sprint qui lui laissa le souffle court au moment de saluer le conducteur. Elle faillit tomber avant d’avoir eu le temps de se glisser sur une banquette : elle avait perdu un talon.

Cela la fit sourire, elle qui, trois jours auparavant, s’appelait encore Annabelle, habitait Paris et dont le passeport mentionnait une nationalité belge. Aujourd’hui, dans cet autobus presque gommé par le brouillard matinal, Magali, rousse, canadienne et vieillie de quatre années, traversait Cracovie.

Avec nonchalance, elle ramassa le malheureux talon et le glissa dans son sac, seule et unique trace de son passé.

Elle avait longtemps été manipulée. Elle ouvrait des brèches, faisait circuler le vent et le soleil, rien qu’avec les mots, sa voix, sa présence et sa gestuelle bien à elle. Et cela se terminait toujours pareil : rangée dans une valise, pliée en deux. Alors elle avait décidé de partir. Cela lui faisait un bien fou de reprendre la main sur sa propre vie !

Dans le bus, elle observait les autres voyageuses et voyageurs. Une femme, l’air fatiguée, foulard en tête et bébé sous le bras. Deux adolescents profondément absorbés par la contemplation de leur voisine d’en face, une jeune fille fleurie à la mine réjouie et lumineuse. Toute à son observation, Magali mis plus de temps qu’il ne lui en aurait normalement fallu à s’apercevoir que son voisin de gauche lui tapotait le bras.

« Les roseaux ploient tandis que le chêne se déracine, asséna-t-il – alors qu’elle répondait enfin à son contact.

Euh. Oui. Mais lorsque la tempête fait rage en Australie, le papillon agite ses ailes à Reykjavík.

Heureux de vous rencontrer, Agent M. Vous êtes méconnaissable. Bienvenue à Cracovie. »

Magali s’empara avec professionnalisme mais dépit de l’ordre de mission tendu par son contact. Sa vacance aura été de courte durée – s’insurgeait-elle intérieurement, plus ouragan que battement d’ailes.

Elle parcourut rapidement des yeux le contenu de la lettre, tandis que son interlocuteur d’un instant, fugitif messager, descendait déjà du bus : rendez vous immédiatement au magasin « Piękny but » au 21 Stradomska, et demandez Sacha, code 64-61. Opération rouge. Elle fronçait les sourcils, les opérations rouges étaient les pires. Et elle boitait à cause de son talon de chaussure cassé. Une journée qui s’annonçait difficile…

Elle descendit à l’arrêt suivant, à l’angle des rues Jozeja Dielta et Stradomska.

En démarrant, le bus fit vibrer corps et vêtements. La jeune femme, lasse, se résigna à retirer ses chaussures et les fourra dans son sac. Sur la pointe des pieds, elle atteignit la Place Rose et s’apprêtait à bifurquer vers la rue Stradomska quand elle sentit glisser sur ses pieds un regard suspect. Un vieil homme assis sur un tabouret de guingois semblait lire le journal. Semblait, seulement. Un instant, elle crut reconnaître son ennemi et amant, Kromski, agent pour les renseignements slaves.

Confuse, mais pas au point de douter de l’insistance de ce regard, elle décida de trouver un autre accès. Devant elle sur le trottoir froid, un vélo. Magali l’emprunta pour rejoindre la rue dans l’autre sens. Après une boucle, elle arriva au but. Ironie, la boutique semblait autrefois proposer ce dont l’absence commençait à l’embarrasser : toutefois, en cours de réaménagement, on n’y trouvait aujourd’hui que du matériel électrique : câbles, tableaux, interrupteurs…

« Bonjour, je voudrais voir Sacha s’il vous plaît » « Bien sûr, c’est au sujet de quel appareil ? » « Celui de référence soixante-quatre septante-et-un » « Merci, je m’en vais la trouver ». Alors que Magali fut effleurée d’un doute aussi fugitif que troublant, la personne qu’elle croyait être Sacha lui vint de l’arrière-boutique, tandis qu’un journal fut déposé sur le comptoir. Debout à ses côtés se tenait Kromski.

Les sens en alerte, avec la lenteur et la tension contenues d’un félin prêt à bondir, l’agent M. se tourna face à celui dont elle n’avait jamais su dire s’il lui était plus détestablement irrésistible qu’irrésistiblement détestable. Embrassant du regard le reste de la pièce, son attention fut attirée par le miroir de surveillance du magasin. Le reflet donnait à voir l’allée adjacente, où un homme en smoking et une femme en tailleur faisaient mine d’être absorbés par la contemplation de multiprises en promotion. En son for intérieur, l’espionne se félicita d’avoir suivi son intuition et modifié le code de manière à alerter son contact que quelque chose ne tournait pas rond.

« Tu m’auras reconnu en premier, mon Kronouchka » dit Magali aussi froidement qu’elle le pouvait, mais avec une pointe d’agacement, soutenant fixement le regard de Kromski. Le visage de celui-ci, bien qu’impassible, ne pouvait dissimuler un très léger sourire, ambigu, entre une satisfaction amusée et un cynisme sarcastique. Aux mots de l’agent M., Sacha, qui venait de se placer derrière le comptoir, sut qu’elle n’avait que quelques secondes pour réagir. Devait-elle tenter de jouer le change pour désorienter les agents ennemis ou fallait-il choisir l’action pour échapper au piège dans lequel elles se trouvaient ?

Elle se retourna vers le comptoir, déposa son sac sans tout à fait tourner le dos et en profita pour faire un léger signe à Sacha qui enclencha alors le rideau métallique du magasin. Kromski siffla alors mais les deux comparses qui se tenaient dehors s’y retrouvèrent coincés. Sacha ricana et comme à son habitude prépara une grande théière. Kromski loin d’être déboussolé, entonna avec sa voix grave un chant slave à tue-tête, que Magali reprit en canon.

Le rideau de fer obstruait l’espace. Sous les néons du magasin régnait une atmosphère lourde. Magali, pieds nus, chantait avec Kromski. Sacha versait le thé.

Alors elle demanda de l’eau chaude, pour ses pieds, qu’elle frictionna. Quelque chose décidément ne tournait pas rond. Kromski ne pouvait la quitter des yeux.

On se savait plus vraiment ce qu’il s’agissait de faire. Il s’avança vers elle.

Il avait cessé de chanter. Loin de s’avouer vaincu, il s’avançait en prédateur comme il l’avait toujours fait. Lui, piégé ? Jamais de la vie. Magali frictionnait ses pieds tout en le regardant fixement. Elle non plus ne serait plus jamais piégée. Au moment où il fut suffisamment près d’elle, elle se saisit de la bassine d’eau chaude et lui envoya au visage. Elle se leva alors précipitamment, courut jusqu’au comptoir et plongea sa main dans son sac. Elle en sortit le talon de sa chaussure qui se déploya en un long sabre scintillant. Sacha, lui, avait fini de boire son thé.

D’aucuns, mettons ceux – peut-être vous – qui se rappellent que ledit talon s’était malencontreusement séparé de la chaussure de l’agent M, alors qu’elle venait de monter dans un autobus, sont légitimement à même d’interroger la qualité des équipements fournis par la section “recherche et développement” des services. N’est pas Q (dites-le à l’anglaise et rappelez-vous de Bond) qui veut ! L’agent M, dont nous avons pu admirer le flegme et les ressources, serait – elle – tout à fait à même de remplacer l’assez, convenons-en, désuet 007 sur les écrans et de venger toutes celles qui se sont compromises pour lui, au fil des épisodes, et qui si souvent furent passées par pertes et profits. Magali se voyait bien monter les marches de Cannes. Il ne lui manquait qu’une paire de chaussures.

FIN

Par les Utomagiens,

Alyette, Aurélia, Chama, Charlie, Claire, Cyril, Delphine, Estelle, Francis, Héloïse, Johana, Marc, Maël, Nils, Rémy, Sophie.