Utomag N°28

Chapitre Trois #5

« Wa… ! wwa !

— Tu l’as dit fillette ! s’exclama Bémol, charlatanesque charlatan ! Tout reprendra son cours mais après sept ans de malheurs, est-ce que votre sabir les vaut ? Pas si sûr entendu ce que vous en faites. »

En un instant, les primates étaient revenus et les entouraient à nouveau, semblant suspendus eux aussi à sa décision. Devant elle, une alcôve s’ouvrait dans une paroi de la cabane, face à la porte, en direction du lac. Avec une précision étonnante, un creux dans le bois reproduisait la forme du miroir, invitant à le positionner.

« Alors décidée pour le grand retour en arrière ou le grand bond en avant ? » l’interrogea celle qui semblait la plus âgée des singes.

 

Ci-dessous les chapitre 1 et 2 :

La feuille de noisetier

Histoire écrite par des Utomagien.e.s

CHAPITRE UN

Cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu autant de vent. Un vent puissant, chaud, qui venait de loin. Il mélangeait les histoires que la Terre portaient, et ainsi les histoires voyageaient.

Il s’était maintenant calmé mais l’atmosphère était encore chargée de son intensité.

Son chant avait réveillé quelque chose qui sommeillait au fond de l’étang…

Ainsi l’enfant qui se promenait avec son chien ce matin-là, savourant l’accalmie et le chuchotis du tapis de feuilles que la tempête avait déroulé, distingua une lueur à la surface de l’eau. Un furtif rayon de soleil fit scintiller la lueur qui semblait juchée sur le dos d’une feuille d’érable endormie tout près de la berge. L’enfant crut assister à l’éclosion d’un nénuphar de printemps, elle se trompait.

Elle retint son souffle et s’arrêta net, les yeux écarquillés. Elle n’aurait su dire de quoi il s’agissait, mais elle en était convaincue : affleurant la surface, une créature se cachait dans les roseaux. Plissant les yeux, la petite fille scruta du regard cette masse informe, dont ce qui lui avait d’abord semblé être une fleur aquatique n’était en réalité que le prolongement.

Que voulait cette chose, et pourquoi se cachait-elle ? Sans panique, avec une légère appréhension, elle contourna les roseaux pour resurgir derrière, sur une rive plus dégagée : à la fois pour voir cette créature d’un autre côté, peut-être d’un peu plus loin, en vérifiant si elle serait suivie, un œil sur l’efflorescence.

Mais son déplacement ne passa pas inaperçu. Quand elle atteint l’autre rive, la créature avait bougé, et quatre points rouges et brillants, tels des yeux, suivaient maintenant le moindre de ses mouvements. Elle se figea, avec un mélange de peur et de fascination, en voyant alors émerger de l’eau une masse luisante, noire et souple, qui se dressa lentement devant elle, en ne cessant de la fixer. Elle ne la quitta pas non plus des yeux, hésitant sur ce qu’il convenait de faire, car elle n’avait jamais vu pareille chose.

Sortant de sa torpeur alors que cette créature projetait vers elle ce qui ressemblait à une branche dhêtre grandissant rapidement en formant des ramifications feuillues, elle sauta sur le ponton du cabanon de pêcheur, y entra et referma la porte violemment. La bicoque sentait le renfermé et lhumidité et malgré le soleil haut dans le ciel seuls quelques brins de lumières filtraient à travers les planches. Juste dehors le grand bruissement continuait dentourer ce refuge de fortune.

« Vous lavez traversée, la traversant réveillée, réveillée lavez-vous saluée ? »

Sursautant son sang ne fit quun tour, dans langle de la cabane, un pêcheur assis sur un tabouret, pinçant dans ses doigt un filet, la dévisageait.

Contraste saisissant, une brèche dans l’écoulement du temps ; alors qu’en dehors le bruissement était en train de se changer en fureur, à l’intérieur de cette cabane, il y avait le regard de ce vieux pêcheur, tranquille, perçant, d’une stabilité déconcertante.

— Heu… oui, mais, enfin… heu non, balbutia t-elle.

— Vous lavez traversée, la traversant réveillée, réveillée lavez-vous saluée ??! tonna t-il de plus belle.

— Mais…

C’est à ce moment-là que les ramifications feuillues commencèrent à s’infiltrer à travers les planches de la cabane. Une invasion en règle, méthodique et inexorable.

« Elle vous reconnaît… vingt ans de paix foutus en l’air par une touriste en quête d’un bol d’air… Vous n’auriez pas pu choisir une autre forêt, bon sang ? »

BLING. Une vitre céda sous la pression végétale. La mousse envahissait la cabane, s’entremêlant à la barbe du vieux pêcheur sans qu’on ne pût les distinguer.

« Elle est très susceptible, nous cohabitions paisiblement et… Dieu sait quelles offenses que vous lui avez portées ! Ah, sacr… »

Le bruissement crût soudainement et étouffa la voix du vieil homme. Elle ferma les yeux tandis que les lianes et les feuilles prenaient possession de son corps. Intérieurement elle s’inclina face à l’inéluctable, saluant la vie qu’elle avait croisée et courroucée. L’étreinte se desserra, la lumière se fit.

« Était-ce ainsi que l’on atteint l’autre rive ? », se demanda-t-elle l’éternité d’un instant.

Le clapotis de la mer sur le rivage se fit de nouveau entendre. Elle regarda les lianes, qui venaient en un éclair de tresser un large dôme, avec une grande ouverture sur l’ouest. Les feuilles frémissaient, à l’écoute. Le ciel virait au rouge.

Entre elle et la forêt, dans cette étreinte de rage et de colère, les racines de l’amitié avaient renoué. Il ne pouvait en être autrement. Elle reprit aussitôt ses esprits, et sans s’attarder sur ces retrouvailles, lui murmura : « Ça y est, tout est prêt. C’est pour demain. Est-ce que tu es encore de la partie ? »

On ne sait toujours pas pourquoi et comment les souvenirs remontent à la surface. Mais c’est à ce moment précis que l’image se forma dans son esprit, comme le premier rayon de soleil sur l’horizon annonçant le jour, et qui, sans qu’on ait eu le temps de s’en apercevoir, est déjà devenu cette puissante étoile qui rythme nos vies.

Toutes et tous étaient là, en chair et en os, les yeux ouverts, le sourire allumé… Alors, tout en accueillant ces visages familiers, elle se demanda comment fixer cette image pour qu’elle reste et devienne une compagne sur le chemin.

« Je ne serai plus jamais la même après cette journée » se dit-elle, les yeux mi-clos. « Désormais, quels que soient mes rêves, j’investirai toutes mes forces pour les réaliser. Cette expérience m’a démontré que je peux avoir confiance au plus profond de moi, comme le soleil se lève sans faillir tous les matins. Je ne serai plus jamais seule, nous avancerons ensemble. Nous mélangerons nos espoirs pour les faire advenir. » Alors elle rouvrit les yeux et l’aurore éclata, offrant à tous les fronts ses flammes dorées.

C’est alors qu’elle les vit. Les oiseaux. Il y en avait des centaines, dans l’arbre. L’aurore éclatait et ils se réveillaient, saturant l’air de leurs chants, force vitale. C’était tellement puissant qu’elle en eut les larmes aux yeux, c’était le signe, la confirmation que tout irait, que tout est. Que la vie était inéluctable dans toute sa majesté. Elle sourit, les yeux humides, et alla préparer son café.

CHAPITRE DEUX

Elle n’avait goûté qu’une seule fois du café, chez sa tante, et elle en avait un bon souvenir. Après toutes ces émotions, elle se disait qu’une petite tasse serait la bienvenue. Mais la vieille machine à café présente dans la cabane n’était plus en état de fonctionnement. En effet, des lianes l’avaient recouverte. Elle resta un instant songeuse au milieu de cette cabane où tout était recouvert de lianes, sauf elle et son chien. Celui-ci lui fit signe de le suivre dehors. Il semblait avoir repéré quelque chose non loin de là.

Rien ne bougeait. Ou plutôt, tout frémissait. Ça grouillait d’insectes à pattes, bourdonnait d’insectes ailés… Son chien s’était arrêté quelques mètres devant elle, les sens en alerte. Soudain, elle les vit : deux sapajous, assis, les dévisageaient. Que faisaient-ils ici, si près de la cabane ? Ils n’étaient certainement pas venus prendre le café. L’un tourna la tête vers l’autre, et, comme d’un air entendu, émis un sifflement. Ce n’est qu’alors qu’elle vit les autres : ils étaient une douzaine, perchés autour d’eux, prêts à bondir.

Ce qu’on aurait pu prendre comme un sourire de petits singes mignons et accueillants, en voyant leur bouches s’écarter, découvrant la blancheur de leurs canines, n’était en réalité qu’un rituel d’intimidation.

Alors, toujours immobile, le chien décida de s’asseoir. Une fois sur son séant, il commença à émettre une sorte de plainte, à mi-chemin entre le hurlement chuchoté et le cri de détresse. Sans savoir pourquoi, guidée par son intuition, elle fit de même, lentement, à l’unisson.

Les singes s’approchèrent, atténuant leurs sourires emplis de menaces sourdes. Lorsque leur groupe ne fut plus qu’à un mètre, elle tendit une main ouverte vers le ciel à leur rencontre. Le chien s’était tu et les regardait, plein d’attention. Le premier des primates déposa alors au centre de la paume une noix bicolore, grise et dorée. Surprise par le poids, sa main baissa légèrement, sans trembler toutefois. Alors, unis par un cri, les singes s’éparpillèrent et bientôt disparurent. Le chien et elle examinèrent l’objet qui leur était parvenu.

Cette boule avait la densité du plomb. Sa surface irisée miroitait au soleil. En constatant que sa forme épousait parfaitement les contours de sa paume, elle songea qu’elle avait là, dans la main, comme un petit animal lové dans un nid. Elle songea « quelle merveillle… » en la caressant doucement. C’est alors que la noix se mit à vibrer doucement. C’est alors que le vent se leva et que les nuages se mirent à galoper dans le ciel. Et tandis que le chien aboyait avec incrédulité, elle vit se dessiner sur la surface de la noix des lettres qui, sous ses yeux ébahis, commençaient à former des mots.

nessun… deit… kali… nessun… gait… teli…

dassun… toit… tema… tassun… geit… doma…

nessun… deit… kali

Les mots firent le tour de l’orbe métallique, entraînant langue, vent, chien et éléments dans une ritournelle crescendo ad libitum. Les chaînes de lettres lièrent sa main, son bras, son corps. La boule plongea dans sa paume pour ne faire plus qu’une avec elle. Le refrain prit possession du temps, du ciel, de l’espace :

« … … … … nessun… gait… teli…

dassun… toit… tema… tassun… geit… DOMA ! »

L’instant d’une éternité le logos prima le cosmos.

Et ce fut le silence.

La neige se fit pressante dans les hauts nuages fuyant sans tomber pour autant, le tintement d’une cuillère dans une tasse de café retentit, la vallée senti revenir un souffle chaud bien connu, les étales des primeurs tremblèrent, le poil mouillé le chien se secoua énergiquement, voulant aboyer de satisfaction, le son qui sortit ne fut rien d’autre qu’une phrase : « quelle joie d’avoir atterri sur mes pattes », surpris, il continua : « cette tempête domptant les éléments n’a-t-elle pas éveillé le logos dans chaque être ?! », un corbeau passant au-dessus répondit de là-haut : « c’est cela, c’est cela… », et là-bas sur le chemin qui remonte de la rivière elle arrivait.

Elle marchait d’un pas mal assurée en s’éloignant de la rivière, vers les habitations, toute secouée des derniers événements, la tête bourdonnante. Levant les yeux, elle aperçut le chien qui courrait joyeusement vers elle. « Tu es là ! » voulut-elle dire, mais le son qui sortit de sa bouche ressembla furieusement à un aboiement. Elle sursauta en s’entendant elle-même, et le chien, pas moins surpris, s’arrêta net. La jeune fille porta ses mains à sa bouche, en jappant, paniquée. Le chien la fixa en inclinant la tête, langue pendante, et murmura : « Là, je ne comprends rien à ces aboiements, c’est bizarre… Finalement, cette tempête a tout mélangé : les animaux parlent humain, et les humains font des bruits d’animaux ! ». « Quel bazar ! » dit une des puces perchée sur son oreille, pendant que la jeune fille couinait plaintivement.

Repartant vers la rivière, elle courut jusqu’à la nuit : haletante, en bordure de la forêt elle entendit : « Mais tu fais quoi à la fin ? J’ai faim moi ! » Bémol la ramenait à la raison. Elle réalisa qu’elle pouvait encore peut-être retourner dans son ancien monde et sauver les apparences en attendant une meilleure solution. Évitant prudemment les rencontres, elle regagna la maison. Le portail était ouvert ; repu, le chien ne poserait pas de problème jusqu’au matin. Elle entra.

« Maya? C’est toi ? »

Le père vit son ombre passer dans le couloir, suffisamment lente pour la reconnaître, mais avec une détermination qui annula toute question, étrange mais pas au point de la rappeler.

Elle s’engouffra dans sa chambre, ferma le store, et se déshabilla. Ses pieds meurtris la menèrent péniblement jusqu’aux draps froids de son lit défait. Elle rêvait d’une douche, de la buée sur le miroir, de la douceur du peignoir sur sa peau mais elle ne voulait pas éveiller les soupçons. Avant de s’allonger, Maya enfila une large chemise à carreaux, puis glissa ses pieds dans d’épaisses chaussettes qui traînaient là. Elle vit soudain son carnet ouvert sur l’oreiller, la dernière phrase écrite n’était pas de sa plume, les lettres étaient rondes comme des ventres et parlaient une langue inconnue.

En prenant le carnet pour lexaminer de plus près, une feuille tomba. Une jolie feuille ronde, plate, parfaitement séchée et de la couleur de la terre mouillée des matins dautomne. Mais de quelle plante pouvait-elle bien venir ? Et comment était-elle arrivée ici, dans son carnet ? Autant de questions qui allaient rester sans réponse, car la fatigue prenait maintenant le dessus. Maya remit soigneusement la feuille entre les pages de son carnet quelle referma et posa sur la table de nuit. Enfin elle se glissa entre les draps, et elle sendormit presque avant même que sa tête ne touche loreiller.

Elle courait de toutes ses forces, slalomant entre les arbres, esquivant telle une boxeuse les branches qui entravaient son passage. L’écureuil, furtif, allait à toute vitesse sur le tapis de feuilles mortes. Il sauta dans un taillis de noisetier et, en un clin d’œil, se retrouva à trois mètres de hauteur. À l’affût, Maya était entièrement concentrée sur les mouvements de l’animal, il ne lui échapperait pas ! Ce dernier avait sauté sur un immense chêne, mort sur pied, et s’était glissé par une fissure dans le creux de l’arbre. Grimpant prestement après lui, Maya jubilait d’avoir trouvé sa cachette. Comme par le trou d’une serrure, elle regarda dans la fissure : avec un cri strident, le rongeur lui sauta au visage ! La jeune femme se réveilla en sursaut, ses draps trempés de sueur. Encore sous le choc, elle se jeta sur son carnet pour en retirer la feuille de noisetier.