J’aime voyager. Je voyage souvent. Les voyages sont formateurs. Ils te font découvrir plein de choses. Et puis ça permet de « s’évader » comme on dit. C’est bon pour le moral, c’est bon pour la santé (et pour l’économie. C’est une preuve de réussite sociale aussi peut-être…).
Les voyages c’est bien. Ça te permet de découvrir plein d’autres cultures que la tienne, peut-être d’autres langues. C’est bien de découvrir plein d’autres cultures. Il ne faut pas être « fermé », c’est mal de ne pas être « ouvert ». Tous les gens même bizarres valent la peine qu’on s’intéresse à leur culture. Faut pas faire de la discrimination (surtout pas raciale!).
Si tu es ouvert tu es bien vu par tes semblables, qui sont bien vus par toi si ils sont ouverts. Être « ouvert » pour être bien vu (ça c’est de l’ouverture vers les autres !).
C’est à la mode d’être « ouvert » maintenant, ou disons plutôt que c’est une des attitudes recommandées du moment.
J’aime voyager.
Voyager me fait du bien et fait du bien à mon entourage. Même au travail ils me le disent : « Voyage, ça te fera du bien de prendre une bouffée d’air et de te changer les idées ! », « C’est bon pour tout un chacun de voyager ! », « C’est normal d’avoir besoin de décrocher de temps en temps. », « Si tu sais te reposer quand il le faut, tu travailleras mieux après. »
J’aime voyager. Ça me permet de m’aérer et de me changer les idées comme ils disent…
Pourtant ces voyages ont tous comme un goût amer, toujours par derrière, comme si la bouffée d’air sentait l’air de la cage qu’on vient de quitter. Et puis aussi il y a la perspective du retour du voyage. Le retour après le voyage, plus dur, plus difficile car il faudra s’y remettre – il faudra toujours s’y remettre – et oublier la bouffée d’air, la mettre de côté, jusqu’à la prochaine fois.
On dirait de l’air comprimé. Je suis comprimé. Ma vie est comprimée. Je ne peux jamais vraiment me détendre.
En voyage je suis dans une bouffée d’air conditionnelle, ou même pire « à durée déterminée », car même si tout se passe bien, je reviens à la cage, je dois revenir à la cage. Depuis que je suis tout petit je ne fais jamais ce dont j’ai besoin, je ne sais pas ce que c’est que la liberté. Je crois que je ne le saurai jamais. J’ai les ailes coupées. Je reviens toujours à la cage. Quand je pars j’emmène la cage avec moi. Peut-être parce qu’ainsi je me sens plus en sécurité car je ne connais que cela. Ce que l’on connaît nous rassure, même ce qui nous fait souffrir. De toute façon la cage est dans ma tête, dans mon corps, et mon cœur ne s’y retrouve plus. La cage m’envahit, elle m’a envahi depuis longtemps. Je ne désire même plus être libre. Ma petite liberté à moi est la sécurité de cette cage. J’aime ma cage, elle me rassure, je suis devenu elle et préfère la croire être moi. Si je la quitte je quitte la seule identité que je me connaisse, ou peut-être me reconnaisse.
Je l’aime cette cage. Ne me l’enlevez pas. J’ai appris à vivre avec elle.
Je suis bien. Je suis bien, là. Je suis bien, mal. Mal, je suis bien. Mieux, je serais moins bien, ce serait pire.
Laissez-moi.
(parlé doucement) :
Au fond de mon obscurité je sais que vous avez raison, je sais pourquoi vous venez, je sais que c’est cela et rien d’autre que je cherche depuis toujours. Je le sais mais j’ai peur. Cette part de moi qui est encore en vie, qui est encore vivante, je veux l’oublier, l’enfouir. Ne plus la voir, ne plus la sentir. Elle me fait souffrir comme rien ne me fait souffrir.
Je ne veux même pas avoir l’espoir, ne serait-ce qu’un instant, de pouvoir goûter à nouveau à ma liberté originelle. Et vous m’en rappelez le goût. Le goût que je veux oublier.
Partez.
Je ne veux jamais vous revoir.
Je passerai ma vie à le regretter au fond de moi et à vous attendre à nouveau. Mais cela, je ne le dirai jamais à personne. Je ne veux même pas le savoir moi-même. Je veux faire comme si je pouvais ne pas le savoir, et j’y arriverai très bien, j’en suis sûr. Je saurai très bien l’enfouir, l’étouffer, faire comme si j’avais oublié ou comme si je ne savais pas. Comme si je n’avais jamais su…
J’aime voyager. J’aime la vie.
Je suis quelqu’un de normal.
Texte écrit en 2010